Selon Sigmund Freud dans Au-delà du principe de plaisir, une théorie du jeu enfantin et de la fiction primordiale comme réecriture de la réalité et contrôle imaginaire du monde— mais relu par René Girard, qui en tire les conséquences dramatistiques du passage, et le relit à la lumière de sa propre théorie du sacrifice victimaire comme la fondation de l'ordre social, dans Des choses cachées depuis la fondation du monde.
Toutes les grandes œuvres littéraires s'inscrivent en faux contre une conception qui, une fois de plus, minimise le rôle de la violence et des conflits aussi bien dans les désordres que dans les ordres individuels et collectifs.
Un des grands textes de l'école, c'est Au-delà du principe de plaisir. On en extrait, pour appuyer la thèse de l'entrée dans le langage et la dimension symbolique, la description du petit enfant qui s'amuse à faire disparaître et reparaître, attachée à un fil, une bobine dont Freud dit qu'elle représente la mère tantôt absente tantot présente. Lacan se plaît à découvrir là la premiere manipulation significative, l'apprentissage par l'enfant du signifiant.
Dans une note, nous voyons l'enfant jour au Fort/Da avec sa propre image dans un miroir et il ya là tout ce qu'il faut, en quelques lignes, pour suggérer les deux grandes thèses de Lacan.
Jenseits des Lustprinzips est effectivement à mes yeux un des textes essentiels de son auteur. Ce qui me frappe dans ce texte, c'est que le jeu du Fort/Da est présenté dans une perspective mimétique et sacrificielle, qui mérite d'être dégagé. Freud transforme le moment où l'enfant jette la bobine loin de lui en une véritable expulsion sacrificielle motivée par une impulsion vengeressse à l'encontre de la mère, parce qu'il lui arrive de s'absenter.
Das Wegwerfen des Gegenstandes, so dass er fort ist, könnte die Befriedigung eines im Leben unterdrückten Racheimpulses gegen die Mutter sein, weil sie vom Kinde fortgegangen ist. (121)
L'enfant, nous dit Freud, met en scène, dans ses jeux, toutes ses expériences les plus désagréables et il les transforme, ce faisant, en expériences agréables parce qu'il réussit à s'en rendre maître. Freud a déjà noté que dans l'exemple observé par lui, le sujet ne laissait paraître aucun trouble quand la mère s'éloignait de lui.
Freud nous affirme qu'il ne s'agit pas là d'un exemple unique. On sait, écrit-il, que d'autres enfants peuvent ventiler leurs sentiments hostieles en jetant au loin des objets à la place des individus réellemnt visés.
Wir wissen auch von anderen Kindern, dass sie ähnliche feindselige Regungen durch das Wegschleudern von Gegenständen an Stelle der Personen auszudrücken vermögen [...]
[...] Man sieht, dass die Kinder alles im Spiele wiederholen, was ihnen im Leben grossen Eindruck gemacht hat, dass sie dabei die Stärke des Eindruckes abreagieren und sich sozusagen zu Herren der Situation machen. Aber anderseits ist es klar genug, dass all ihr Spielen under dem Einfluss des Wunsches steht, der diese ihre Zeit dominiert, des Wunsches: gross zu sein und so tun zu können wie die Grossen (pp. 14-15).
Parmi les scènes les plus pénibles que les enfants ne manquent jamais de rejouer figure, nous dit Freud, l'expérience particulièrement terrifiante d'une intervention chirurgicale. La mise en scène comporte un élément de plaisir car l'enfant distribue les rôles parmi ses compagnons de jeu de façon à se venger sur celui qui est substitué à l'auteur de l'expérience désagréable, et qui représente cet autur: "... und rächt sich so an der Person dieses Stellvertreters" (p. 15).
En somme, c'est tout le problème des conduites rituelles que pose Freud, dans une espèce de clair-obscur, au niveau de l'individu. La chose est confirmée dans le même paragraphe par la référence à l'art dramatique et imitatif des adultes qui n'épargne pas aux spectateurs même les impressions les plus pénibles, par exemple dans la tragédie, et qui en fait une source de plaisir. Nous voilà donc de retour à la catharsis aristotélicienne et à ses expulsions post-rituelles:
Schliessen wir noch die Mahnungen an, dass das künstelrische Spielen und Nachahmen der Erwachsenen, das zum Unterschied vom Verhalten des Kindes auf die Person des Zuschauers zielt, diesem die schmerzlichsten Eindrücke zum Beispiel in der Tragödie nicht erspart und doch von ihm als hoher Genuss empfunden werden kann (p 15).
C'est vraiment là une page extraordinaire car, liés à l'apparition du langage et des systèmes de signes, ce ne sont pas les jeux purement intellectuels dont parle le structuralisme que nous trouvons, mais une soif de "vengeance" qui devient "constructive" sous le rapport culturel parce qu'elle se dépense sur un Stellvertreter, un substitut sacrificiel. Et tout cela se produit dans un cadre trop large pour l'Œdipe.
Il faudrait observer de très près tout ce qui, dans ces quelques pages, se rapporte à l'imitatif et à l'imitation: Nachahmung, nachähmlich. C'est considérable en dépit d'une certaine gêne qui paraît se manifester chez Freud, et d'une tendance, déjà, à réprimer le thème, tendance que le structuralisme contemporain pousse jusqu'à l'escamotage radical.
Freud comprend, semble-t-il, que le Fort/Da n'est jamais que la reprise imitative d'un jeu proposé par les adultes. Si la mère perçoit sans peine que le "o-o-o-o-o" de l'enfant signifie fort, c'est parce qu'elle a servi de modèle à l'enfant; c'est elle, en somme, qui lui a appris ce jeu, lequel dans le monde francophone s'accompagne immanquablement des paroles: "coucou, le voilà". Freud ajoute que c'est sans importance, pur la valeur affective du jeu, si celui-ci est inventé de toutes pièces par l'enfant ou s'il est adopté à la suite d'une suggestion extérieure.
Für die affektive Einschätzung dieses Spieles ist es natürlich gleichgültig, ob das Kind es selbst erfunden oder sich infolge einter Anregung zu eigen gemacht hatte (p. 13).
Il n'est pas sans importance pour nous, évidemment, que le processus de genèse symbolique relève d'une imitation. On peut constater très aisément que l'imitation joue un rôle essentiel, en conjonction avec la substitution à tous les stades de l'opération quasi rituelle décrite par Freud. La substitution n'est pas première, mais seconde, car elle n'est elle-même que l'imitation d'une substitution inhérente à tous les procédés victimairs, à toutes les impulsions violentes, qui tendent irrésistiblement à passer d'objet en objet. C'est dire que, même s'il ne dispose pas du mécanisme victimaire, Freud s'approche très près de lui en constatant, dans ce texte, qu'il existe entre la vengeance et les procédés de substitution une affinité réciproque.
Freud comprend tellement l'importance de l'imitation dans tout ce qui se dessine là qu'il juge nécessaire de justifier l'absence de toute réflexion explicite à son sujet. Il est superflu, écrit-il, d'assumer un instinct particulier d'imitation comme motif du jeu de Fort/da:
Aus diesen Erörterungen geht immerhin hervor, dass die Annahme eines besonderen Nachahmungsstriebes als Motiv des Spielens überflüssig ist (p. 15).
L'accent ici est sur le mot "besonderen" et il n'est pas question pour Freud de refuser tout rôle à l'imitation. Si Freud avait réfléchi encore, il aurait compris que la possibilité d'une invention pure n'est pas tenable: our bien l'enfant imite une conduite déjè symbolisée par les adultes, ou bien c'est l'esprit de violence et de vengeance qui suggère la symbolisation en proposant des substituts à l'impuissance où l'on est de se venger réllement. Freud ne parvient jamais à démêler complètement ses deux imitations l'une de l'autre, et elles sont toutes deux présentes, une fois de plus, de toute évidence, dans la phrase suivante, celle qui évoque les arts imitatifs de l'humanité et en particulier la forme la plus vengeresse de toutes, la trágédie. Tout cela est présenté comme un Nachahmen des adultes, très analogue au Nachahmen des enfants: "Schliessen wir noch die Mahnungen an, dass das Künstlerische Spielen und Nachahmen der Erwachsenen [...]" (p. 15).
La version structuraliste fait ressortir certaines intuitions de Freud en direction toujours de l'ordre différentiel, et ce n'est pas sans intérêt, mais ce gain s'effectue aux dépens de quelque chose de plus essentiel qui n'arrive d'ailleurs pas à se formuler complètement, même dans les meilleurs textes freudiens, et c'est le jeu mimétique, bien entendu, qui va des formes les plus élémentaires de l'imitation aux paradoxes des doubles et à la victime émissaire. Tout ce qui se dirige chez Freud vers cet essentiel—et dans le texte que nous sommes en train de lire et dans les textes que nous avons déjà lus, la double génèse oedipienne, par exemple, et Zur Einführung des Narzissmus—non seulement n'est pas développé par la lecture structuraliste mais est complètement passé sous silence, éliminé, ratiboisé, sacrifié à la toute-puissance de l'ordre différentiel et structurel.
On peut penser, en vérité, qu'après Freud et au-delà de lui deux routes se présentent: l'une qui maintiendra le sacré de la Différence et qui ne pourra plus le faire qu'au niveau du langage, l'autre qui s'attachera, chez Freud, à ce qui ébranle et subvertir secrètement cette différence. La première peut se définir encore au sein du cadre psychanalytique et, dans sa version la plus brillante, elle met l'accent sur tout ce qui se rapporte à la différence linguistique chez Freud; elle sacralise le langage au niveau du jeu de mots et constitue quelque chose du peu semblable, sous bien des rapports, au passage de Molière à Marivaux.
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