martes, 13 de julio de 2021

Le théâtre social du désir chez Proust

Un fragment sur le narcissisme social vécu et analysé de Proust, par René Girard, dans Des Choses cachées depuis la fondation du monde (547-48). Du narcissisme naïf de Jean Santeuil, à la distance prise et la critique du narcissisme  dans À la recherche du temps perdu.

On peut montrer, je pense, que la superiorité indéniable de la Recherche dans le domaine du désir, son aptitude à nous transmettre l'expérience vécue du désir, à nous communiquer l'angoisse qui accompagne cette expérience, repose sur des changements de structure très faciles à déceler quand on compare cette œuvre à Jean Santeuil. 

Dans les deux œuvres, par exemple, nous avons des scènes de théâtre, très différentes en apparence par le ton, le style et même le contenu mais entre lesquelles des correspondances existent malgré tout, qu'un examen attentif révélera sans peine. A la lumière de ces correspondances, la nature du bouleversement qui s'effectue entre les deux œuvres devient elle aussi manifeste. Ce bouleversement porte sur la position structurale du désir lui-même, associée à celle du narrateur dans l'un et l'autre roman.

Dans les deux scènes auxquelles je songe, le véritable centre d'intérêt n'est pas la scène du théâtre, mais la loge où se tiennnent les personnages les plus séduisants et les plus aristocratiques, le nec plus ultra de la société parisienne et internationale, dans un roman commme dans l'autre.

Dans Jean Santeuil, le héros se trouve lui-même dans la loge, centre unique de l'attention générale, flatté et même adulé par tous les personnages les plus glorieux. Un ex-roi du Portugal pousse l'amabilité jusqu'à luis arranger sa cravate. Par sa vulgarité même, la scène fait songer à la publicité contemporaine. Utilisez les produits de beauté X ou Y et vous déchaînerez partout des passions irrésistibles; des foules d'adoratrices ou d'adorateurs convergeront sur vous. 

Pour compléter la chose, les ennemis du héros, ceux qui correspondent dans Jean Santeuil au couple Verdurin de la Recherche, assistent à son triomphe de fort loin, mêlés à la foule indistincte de l'orchestre, crevant de dépit au spectacle de ce prodige. 

Dans la Recherche, c'est le narrateur qui est perdu dans la foule et qui contemple avidement le spectacle quasi surnaturel à ses yeux que constitue la loge aristocratique. Nulle part dans cette œuvre ne figure l'équivalent de la scène de Jean Santeuil que je viens de résumer: nulle part on ne trouve cette économie parfaitement circulaire d'un désir qui, se nourrissant de lui-même et se réingurgitant pour ainsi dire, ne subirait jamais, de ce fait, aucune "déperdition" et correspondrait parfaitement à la définition freudienne du narcissisme intact.

Ou plutôt si. On trouve bien cette chose mais en tant qu'elle constitue le mirage par excellence du désir L'autonomie bienheureuse dont parle Freud, la position libidinale inexpugnable, c'est une fois de plus la transcendance métaphysique du modèle-obstacle, dont la fermeture et la circularité de la loge nous proposent une figuration symbolique, et c'est au modèle-obstacle que l'art supérieur de la Recherche réserve tout cela, c'est-à-dire aux Autres seulement, en tant qu'ils sont transfigurés par le désir. Dans la scène de Balbec, tout cela est attribué à la petite bande et dans la scène du th´âtre, tout cela appartient provisoirement aux aristocrates du faubourg Saint-Germain dans la mesure où ceux-ci se refusent encore à "recevoir" le narrateur et constituent toujours pour lui l'obstacle fascinant. Dès que le narrateur réussit à se faire inviter chez les Guermantes, dès que cet obstacle n'en est plus un pour lui, le désir s'évanouit. 

Pour faciliter les choses, je choisis ici un exemple un peu outré et j le simplifie en vous le présentant. Mais on n'en voit que mieux, je pense, la nature du changement structural entre les deux romans. Même s'il réussit de temps à autre à se voir dans la situation glorieuse de Jean Santeuil, le désir occupe fondamentalement la position dépressive, non pas parce qu'il est persécuté par les autres ou par la société, mais parce qu'il élabore tout cela lui-même, en projetant sur l'obstacle le plus résistant, c'est-à-dire sur le mépris ou la vulgaire indifférence, le mirage de cette auto-suffisance à la conquête de laquelle il consacre toutes ses forces.

Le premier Proust s'imagine que cette auto-suffisance existe quelque part, et qu'il va bientôt s'en emparer, il ne cesse de rêver le moment de cette conquête et de se la représenter lui-même comme si elle était déjà effective. Le désir vend la peau de l'ours sacrificiel avant de l'avoir tué!

 



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