sábado, 8 de agosto de 2020

Ambassade à l'Italie fasciste


D'après Serrano Suñer, Entre les Pyrenées et Gibraltar (1947), ch. 7. 'Le Voyage de la paix':

 
En vue du golfe de Naples, nous vîmes s'avancer vers nous la seconde escadre, qui devait nous faire escorte jusqu'au port. Sur le mole, vêtu de blanc et chargé de décorations, nous attendait le comte Ciano et, à ses côtés, Ettore Muti, habillé en général de la Légion espagnole. Derrière eux, une énorme suite, toujours étincelante d'uniformes militaires, de diplomates et de fascistes. Le régime s'était spécialisé, à un point insoupçonnable, dans ce genre de mise en scène. Devant tant de virtuosité, la pauvreté de notre appareil apparaissait comme dérisoire. 

Ciano monta à bord et vint au-devant de moi. Nous nous saluâmes, moi avec l'émotion propre à mon tempérament—et je dois dire que tout ce que signifiait cette rencontre en aurait remué de plus froids que moi—lui avec cette cordialité désinvolte qui était la marque dominante de sa façon d'être. Je lui parlai de notre amitié et de notre reconnaissance, sur le ton pénétré d'un Espagnol qui vivait, luttait et souffrait passionnément au milieu des bassesses et de l'incompréhension de ces heures difficiles, où commençait à luire enfin une grande espérance. Au nom de mon pays, je le remerciai pour l'aide généreuse et désintéressée sous laquelle elle s'était produite. Je rappelai que non seulement aucune ombre, si légère qu'elle fût, n'y avait effleuré notre souveraineté nationale—ce que nous n'eussions d'ailleurs jamais admis—mais encore qu'on ne nous avait menacés d'aucune prétention d'ordre économique, mais traités, au contraire, avec une parfaite largeur de vues pour toutes les transactions commerciales inhérentes à la guerre.


Sa réponse fut, naturellement, un peu plus conventioonnelle. Dès les premierse mots, il aborda un sujet des plus précis et qui l'obsédait: il nous fallait sur-le-champ, et toute affaire cessante, retirer notre ambassadeur. Il formulait cette demande en termes dont la dureté passait les bornes de la discrétion et celles, peut-être, de sa compétence, et que je ne juge pas necessaire de transcrire ici. Il pensait, du reste, rappeler de son côté le compte Viola.

Le soir même, et sans nous laisser une heure de repos, il organisa en mon honneur un dîner, à Santa-Lucia, avec les autorités napolitaines, les fonctionnaires qu'il avait amenés avec lui et les personnes qui m'accompagnaient. La nature de cet homme ne lui permettait pas de rester en place un seul instant, et il fallait que, chaque jour, officiellement ou deans le privé, il se répandît en déjeuners, en dîners ou en fêtes de tout ordre, comme quelqu'un dont c'eût été la principale fonction ou l'essentiel de la vie. Cette agitation, qui trahissait une certaine légèreté, me frappa pour la première fois à cette occasion.

A l'inverse, la ferveur qui m'animait me plongeait dans un état de concentration sur moi-même presque obsessif… Ma passion pour les choses d'Espagne, mon angoisse pour les heures indécises que vivait le monde, ma 'cause' en un mot, était l'unique sujet auquel je fusse capable de m'intéresser et dont il fût en mon pouvoir de l'entretenir. De mon point de vue particulier, j'étais stupéfait de rencontrer un ministre dont l'attention m'apparût comme aussi dispersée et aussi sautillante que la sienne. Il prêtait l'oreille de façon fort intermittente aux problèmes auxquels j'essayais de l'amener, et il s'en échappait soudain pour courir aux choses qui étaient le plus éloignées, sans le moindre esprit de suite ou d'à-propos. Tout cela, joit à ses brusques mouvements de tête, à ses salutaations, à ses sourires, à certaine façon de ne point perdre de vue les gens qui dînaient à d'autres tables, à cette curiosité—ou, pour mieux dire, à cette inattention—si multiple et si superficielle, me déconcerta profondément. Je me repliai dans cette attitude silencieuse dont il fut assez fin pour s'apercevoir aussitôt. De toute manière, notre entrée en contact fut malheureuse, et il est curieux de savoir que, deux jours après, un journal français rendait exactement compte de l'impression de malaise que j'avais éprouvée dans mon entrevue avec le comte Ciano. Étant donné la prudence presque excessive dont j'entourais ma première incursion hors du territoire de mon pays, et la réserve où j'avais tenu à m'enfermer, il n'est pas douteux que le journaliste qui avait su recueillir une pareille impression devait être d'une étonnante sagacité.

Quoi qu'il en fût, dès le lendemain, j'abandonnai ma prévention. J'avais compris que des rapports politiques d'un objet aussi capital ne pouvaient se subordonner à des motifs d'humeur ou de sensibilite personnelle, et je changeai radicalement d'attitude. José Antonio Giménez Arnau, écrivain phalangiste qui avait été, sous mes ordres, directeur général de la Presse, et qui à l'époque remplissait, à notre ambassade à Rome les fonctions d'attaché, s'était rendu compte de la situation. En connaisseur avisé des détails de la politique romaine, il me représenta avec insistence que la place qu'y occupait Ciano devait être tenue pour plus que prééminente. De son côté, celui-ci accentua ses bonnes manières, et allait se montrer chaque jour plus attentif et plus empressé. Peut-être s'était-il fait, à part lui, des réflexions qui concordaient avec les miennes. Quelques jours après, comme je lui montrais des feuillets que je venais de rédiger, et où j'évoquais le sacrifice des légionnaires italiens, il en fut ému et, je crois, sincèrement. La glace avait été rompue entre nous, et, dès avant mon retour en Espagne, pour des raisons, où, dans son cas comme dans le mien, la politique jouait assurément son rôle, une amitié s'était nouée de lui à moi. Si elle n'alla jamais jusqu'à un attachement profond, elle se maintint constamment sur un plan d'affection et de confiance, jusqu'à certain jour don’t j'aurai à dire un mot plus loin.

Ciano me parla, à ce moment-là, de son voyage en Espagne. Il brûlait du désir de le faire, et d'étrenner ainsi l'hommage dû par les Espagnols à son pays et à lui-même. Il estimait, sans doute, que le ministre le plus représentatif de la nation la plus hispanophile possédait une créance sur la gratitude de mes compatriotes, et qui'il était en droit d'attendre d'eux un accueil délirant. Même sous les régimes qui contrôlent l'enthousiasme populaire, les hommes demeurent sensibles aux démonstrations et à l'applaudissement des foules. Ils finissent par croire à leur spontanéité, quand ils n'en présument point dès le début.

Ma réponse, évasive et presque dilatoire, le surprit et, naturellement, lui déplut. Sans doute pensa-t-il, au premier abord, que c'était une marque d'ingratitude. Rien n'était moins vrai. Mon comportement ne m'était dicté que par la crainte qu'il ne nous fût pas possible de répondre avec une suffisante réciprocité, ou pour le moins assez dignement, à tout ce que l'Italie avait organisé en notre honneur. Ce déploiement naval, ces défilés, ces uniformes, ces fêtes, ces réceptions brillantes, le 'grand jeu', dont savait user leur propagande, tout cela m'intimidait au plus haut point, lorsque je reportais ma pensée sur notre régime adolescent et presque infome, sur l'indigence de nos moyens au lendemain d'une guerre civile encore chaude. J'imaginais que nous nous trouverions amoindris dans l'estime de gens aussi sensibles que l'étaient nos amis à l'éclat des manifestations extérieures… Bientôt je devais modifier mon sentiment. Le spectacle de notre arrivée à Barcelone, au retour même de ce voyage, me détermina à donner suite à l'invitation que souhaitait Ciano, et qu'il n'était que juste, en somme, de lui faire.

( p. 86-89).

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