Marcel "fait semblant" de rompre avec Albertine dans La Prisonnière de Proust (375-80):
Mon découragement aurait duré. Les paroles d'Albertine, quand j'y songeais, y faisaient succcéder une colère folle. Elle tomba devant une sorte d'attendrissement. Moi aussi, depuis que j'étais rentré et déclarais vouloir rompre je mentais aussi. D'ailleurs, même en repensant par à coups, par élancements, comme on dit pour les autres douleurs physiques, à cette vie orgiaque qu'avait menée Albertine avant de me connaître, j'admirais davantage la docilité de ma captive et je cessais de lui en vouloir.
Seulement cette simulation entraînait pour moi un peu de la tristesse qu'aurait eue l'intention véritable et que j'étais obligé de me représenter pour la feindre. Sans doute, jamais, durant notre vie commune, je n'avais cessé de laisser entendre à Albertine que cette vie ne serait vraisemblablement que provisoire, de façon qu'Albertine continuât à y trouver quelque charme. Mais ce soir j'avais été plus loin, ayant craint que de vagues menaces de séparation ne fussent plus suffisantes, contredites qu'elles seraient sans doute dans l'esprit d'Albertine par son idée d'un grand amour jaloux pour elle, qui m'aurait, semblait-elle dire, fait aller enquêter chez les Verdurin. Ce soir-là je pensai que, parmi les autres causes qui avaient pu me décider brusquement, sans même m'en rendre compte qu'au fur et à mesure, à jouer cette comédie de rupture, il y avait surtout que, quand dans une de ces impulsions comme en avait mon père, je menaçais un être dans sa sécurité, comme je n'avais pas comme lui le courage de réaliser une menace, pour ne pas laisser croire qu'elle n'avait été que paroles en l'air, j'allais assez loin dans les apparences de la réalisation et ne me repliais que quand l'adversaire, ayant vraiment l'illusion de ma sincérité, avait tremblé pour tout de bon.
D'ailleurs dans ces mensonges, nous sentons bien qu'il y a de la vérité; que si la vie n'apporte pas de changements à nos amours, c'est nous-mêmes qui voudrons en apporter ou en feindre, en parler de séparation, tant nous sentons que tous les amours et toutes choses évoluent rapidement vers l'adieu. On veut pleurer les larmes qu'il apportera bien avant qu'il survienne. Sans doute y avait-il cette fois, dans la scène que j'avais jouée, une raison d'utilité. J'avais soudain tenu à la garder parce que je la sentais éparse en d'autres êtres auxquels je ne pouvais l'empêcher de se joindre. Mais eût-elle à jamais renoncé à tous pour moi, que j'aurais peut-être résolu plus fermement encore de ne la quitter jamais, car la séparation est par la jalousie rendue cruelle, mais par la reconnaissance, impossible. Je sentais en tout cas que je livrais la grande bataille où je devais vaincre ou succomber. J'aurais offert à Albertine en une heure tout ce que je possédais, parce que je me disais: tout dépend de cette bataille. Mais ces batailles ressemblent moins à celles d'autrefois, qui duraient quelques heures, qu'à une bataille contemporaine qui n'est finie ni le lendemain, ni le surlendemain, ni la semaine suivante. On donne toutes ses forces, parce qu'on croit toujours que ce sont les dernières dont on aura besoin. Et plus d'une année se passe sans amener la "décision".
Peut-être une inconsciente réminiscence de scènes menteuses faites par M. de Charlus, auprès duquel j'étais quand la crainte d'être quitté par Albertine s'était emparée de moi, s'y ajoutait-elle. Mais plus tard, j'ai entendu raconter par ma mère ceci, que j'ignorais alors et qui me donne à croire que j'avais trouvé tous les éléments de cette scène en moi-même, dans une de ces réserves obscures de l'hérédité que certaines émotions, agissant en cela comme, sur l'épargne de nos forces emmagasinées, les médicaments analogues à l'alcool et au café, nous tendent disponibles: quand ma tante Octave apprenait par Eulalie que Françoise, sûre que sa maîtresse ne sortirait jamais plus, avait manigancé en secret quelque sortie que ma tante devait ignorer, celle-ci, la veille, faisait semblant de décider qu'elle essayerait le lendemain d'une promenade. A Françoise d'abord incrédule elle faisait non seulement préparer d'avance ses affaires, faire prendre l'air à celles qui étaient depuis longtemps enfermées, mais même commander la voiture, régler à un quart d'heure près tous les détails de la journée. Ce n'était que quand Françoise, convaincue ou du moins ébranlée, avait été forcée d'avouer à ma tante les projets qu'elle-même avait formés, que celle-ci renonçait publiquement aux siens pour ne pas, disait-elle, entraver ceux de Françoise. De même, pour qu'Albertine ne pût pas croire que j'exagérais et pour la faire aller le plus loin possible dans l'idée que nous nous quittions, tirant moi-même les déductions de ce que je venais d'avancer, je m'étais mis à anticiper le temps qui allait commencer le lendemain et qui durerait toujours, le temps où nous serions séparés, adressant à Albertine les mêmes recommandations que si nous n'allions pas nous réconcilier tout à l'heure. Comme les généraux qui jugent que pour qu'une feinte réussisse à tromper l'ennemi, il faut la pousser à fond, j'avais engagé dans celle-ci presque autant de mes forces de sensibilité que si elle avait été véritable. Cette scène de séparation fictive finissait par me faire presque autant de chagrin que si elle avait été réelle, peut-être parce qu'un des deux acteurs, Albertine, en la croyant telle, ajoutait pour l'autre à l'illusion. On vivait un au jour le jour, qui, même pénible, restait supportable, retenu dans le terre à terre par le lest de l'habitude et par cette certitude que le lendemain, dût-il être cruel, contiendrait la présence de l'être auquel on tient. Et puis voici que follement je détruisais toute cette pesante vie. Je ne la détruisais, il est vrai, que d'une façon fictive, mais cela suffisait pour me désoler; peut-être parce que les paroles tristes que l'on prononce, même mensongèrement, portent en elles leur tristesse et nous l'injectent profondément; peut-être parce qu'on sait qu'en simulant des adieux on évoque par anticipation une heure qui viendra fatalement plus tard; puis l'on n'est pas bien assuré qu'on ne vient pas de déclencher le mécanisme que la fera sonner. Dans tout bluff il y a, si petite qu'elle soit, une part d'incertitude sur ce que va faire celui qu'on trompe. Si cette comédie de séparation allait aboutir à une séparation! On ne peut en envisager la possibilité, même invraisemblable, sans un serrement de cœur. On est doublement anxieux, car la séparation se produirait alors au moment où elle serait insupportable, où on vient d'avoir de la souffrance par la femme qui vous quitterait avant de vous avoir guéri, au moins apaisé. Enfin, nous n'avons même plus le point d'appui de l'habitude, sur laquelle nous nous reposons, même dans le chagrin. Nous venons volontairement de nous en priver, nous avons donné à la journée présente une importance exceptionnelle, nous l'avons détachée des journées contigües; elle flotte sans racines comme un jour de départ; notre imagination, cessant d'être paralysée par l'habitude, s'est éveillée; nous avons soudain adjoint à notre amour quotidien des rêveries sentimentales qui le grandissent énormement, nos rendent indispensable une présence sur laquelle, justement, nous ne sommes plus absolument certains de pouvoir compter. Sans doute, c'est justment afin d'assurer pour l'avenir cette présence, que nous nous sommes livrés au jeu de pouvoir nous en passer. Mais ce jeu, nous y avons été pris nous même, nous avons recommencé à souffrir parce que nous avons fait quelque chose de nouveau, d'inaccoutumé, et qui se trouve ressembler ainsi à ces cures qui doivent guérir plus tard le mal dont on souffre, mais dont les premiers effets sont de l'aggraver.
J'avais les larmes aux yeux, comme ceux qui, seuls dans leur chambre, imaginant selon les détours capricieux de leur rêverie la mort d'un être qu'ils aiment, se représentent si minutieusement la douleur qu'ils auraient, qu'ils finissent par l'éprouver. Ainsi, en multipliant les recommandations à Albertine sur la conduite qu'elle aurait à tenir à mon égard quand nous allions être séparés, il me semblait que j'avais presque autant de chagrin que si nous n'avions pas dû nous réconciler tout à l'heure. Et puis étais-je si sûr de le pouvoir, de faire revenir Albertine à l'idée de la vie commune, et, si j'y réussissais pour ce soir, que, chez elle, l'état d'esprit que cette scène avait dissipé ne renaîtrait pas? Je me sentais, mais ne me croyais pas, maître de l'avenir, parce que je comprenais que cette sensation venait seulement de ce qu'il n'existait pas encore et qu'ainsi je n'étais pas accablé de sa necessité. Enfin, tout en mentant, je mettais peut-être dans mes paroles plus de vérité que je ne croyais. Je venais d'en avoir un exemple, quand j'avais dit à Albertine que je l'oublierais vite; c'était ce qui m'était en effet arrivé avec Gilberte, que je m'abstenais maintenant d'aller voir pour éviter, non pas une souffrance, mais une corvée. Et certes, j'avais souffert en écrivant à Gilberte que je ne la verrais plus. Or, je n'allais que de temps en temps chez Gilberte. Toutes les heures d'Albertine m'appartenaient. Et en amour, il est plus facile de renoncer à un sentiment que de perdre une habitude. Mais tant de paroles douloureuses concernant notre séparation, si la force de les prononcer m'était donnée parce que je les savais mensongères, en revanche elles étaient sincères dans la bouche d'Albertine quand je l'entendis s'écrier: "Ah! c'est promis, je ne vous reverrai jamais. Tout plutôt que de vous voir pleurer comme cela, mon chéri. Je ne veux pas vous faire de chagrin, Puisqu'il le faut, on ne se verra plus." Elles étaient sincères, ce qu'elles n'eussent pu être de ma part, parce que, comme Albertine n'avait pour moi que de l'amitié, d'une part le renoncement qu'elles promettaient lui coûtait moins; d'autre part, que mes larmes, qui eussent été si peu de chose dans un grand amour, lui paraissaient presque extraordinaires et la bouleversaient, transposées dans le domaine de cette amitié où elle restait, de cette amitié plus grande que la mienne, à ce qu'elle venait de dire, —à ce qu'elle venait de dire parce que dans une séparation, c'est celui qui n'aime pas d'amour qui dit les choses tendres, l'amour ne s'exprimant pas directement, —à ce qu'elle venait de dire, et qui n'était peut-être pas out à fait inexact, car les mille bontés de l'amour peuvent finir par éveiller chez l'être qui l'inspire et ne l'éprouve pas, une affection, une reconnaissance, moins égoïstes que le sentiment qui les a provoquées, et qui, peut-être, après des années de séparation, quand il ne resterait rien de lui chez l'ancient amant, subsisteraient toujours chez l'aimée.
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