Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique:
Au cœur de la folie, le délire prend un sens nouveau. Jusqu'alors, il se définissait entièrement dans l'espace de l'erreur: illusion, fausse croyance, opinion mal fondée, mais obstinément poursuivie, il enveloppait tout ce qu'une pensée peut produire quand elle n'est plus placée dans le domaine de la vérité. Maintenant le délire est le lieu d'un affrontement perpétuel et instantané, celui du besoin et de la fascination, de la solitude de l'être et du scintillement de l'apparence, de la plénitude immédiate et du non-être de l'illusion. Rien n'¡est dénoué de sa vieille parenté avec le rêve; mais le visage de leur ressemblance est changé; le délire n'est plus la manifestation de ce qu'il y a de plus subjectif dans le rêve; il n'est plus le glissement vers ce qu'Héraclite appelait déjà l'idion kosmon. S'il s'apparente encore au rêve, c'est par tout ce qui, dans le rêve, est jeu de l'apparence lumineuse et de la sourde réalité, insistance des besoins et servitude des fascinations, par tout ce qui en lui est dialogue sans langage du jour et de la lumière. Rêve et délire ne communiquent plus dans la nuit de l'aveugelement, mais dans cette clarté où ce qu'il y a de plus immédiate en l'être affronte ce qu¡il y a de plus indéfiniment réfléchi dans les mirages de l'apparence. C'est ce tragique que délire et rêve recouvrent et manifestent en même temps dans la rhétorique ininterrompue de leur ironie.
Confrontation tragique du besoin et de l'illusion sur un mode onirique, qui annonce Freud et Nietzsche, le délire du Neveu de Rameau est en même temps la répétition ironique du monde, sa reconstitution destructrice sur le théâtre de l'illusion: "...criant, chantant, se démenant comme un forcéné, faisant lui seul les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, se divisant en vingt rôles divers, courant, s'arrêtant avec l'air d'un énergumène, étincelant des yeux, écumant de la bouche... il pleurait, il criait, il soupirait, il regardait ou attendri ou tranquille ou furieux: c'était une femme qui se pâme de douleur, c'était un malheureux livré à tout son désespoir, un temple qui s'élève, des oiseaux qui se taisent au soleil couchant... C'était la nuit avec ses ténèbres, c'était l'ombre et le silence" (Le Neveu de Rameau, pp. 485-486).
La déraison ne se retrouve pas comme présence furtive de l'autre monde, mais ici même, dans la transcendance naissante de tout acte d'expression, dès la source du langage, à ce moment tout à la fois initial et terminal où l'homme devient extérieur à lui-même, en accueillant dans son ivresse ce qu'il y a de plus intérieur au monde. La déraison ne porte plus ces visages étranges où le Moyen age aimait à la reconnaître, mais le masque imperceptible du familier et de l'identique. La déraison, c'est à la fois le monde lui-même et le même monde, séparé de soi seulement par la mince surface de la pantomime; ses pouvoirs ne sont plus de dépaysement; il ne lui appartient plus de faire surgir ce qui est radicalement autree, mais de faire tournoyer le monde dans le cercle du même.
Mais dans ce vertige, où la vérité du monde ne se maintient qu'à l'intérieur d'un vide absolu, lhomme rencontre aussi l'ironique perversion de sa propre vérité, au moment où elle passe des songes de l'intériorité aux formes de l'échange. La déraison figure alors un autre malin génie—non plus celui qui exile l'homme de la vérité du monde, mais celui qui à la fois mystifie et démystifie, enchante jusqu'à l'extrême désenchantement cette vérité de lui-même que l'homme a confiée à ses mains, à son visage, à sa parole; un malin génie qui opère non plus quand l'homme veut accéder à la vérité, mais quand il veut restituer au monde une vérité qui est la sienne propre, et que, projeté dans l'ivresse de sensible où il se perd, il reste finalement "immobile, stupide, étonné" (ibid., p. 486). Ce n'est plus dans la perception qu'est logée la possibilité du malin génie, c'est dans l'expression; et c'est bien là le comble de l'ironie que l'homme livré à la dérision de l'immédiat et du sensible, aliéné en eux, par cette médiation qu'il est lui-même.
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