lunes, 20 de julio de 2020

Le Grand Théâtre du Monde - à Venise








Simon fait une ultime pause avant de clore sa péroration par un définitif: "Baroque ET classique? La preuve: Venise."
Applaudisement fournis. 
L'Italien veut riposter sans attendre mais Simon l'a privé de sa synthèse, il est donc forcé de jouer contre sa nature. Il dit, directement en français, ce que Simon admire mais interprète comme une marque d'énervement: "Ma Venezia, c'est la mer! La pauvre tentative dialectique de mon adversaire n'y peut rien. L'élément liquide, c'est barocco. Le solide, le fixe, le rigide, c'est classico. Venise, è il mare!" Alors Simon se souvient de ce qu'il a appris pendant son séjour, le Bucentaure, l'anneau jeté à la mer et les historires d'Eco: "Non, Venise est l'époux de la mer, ce n'est pas la même chose.
—La ville des masques! Du verre miroitant! Des mosaïques scintillantes!  La ville s'enfonce dans la lagune! Venise, c'est de l'eau, du sable et de la boue! 

—Et de la pierre. Beaucoup de marbre.

—Le marbre, c'est baroque! C'est strié de veines, ça a plein de couches à l'intérieur et ça casse tout le temps.

—Mais non, le marbre, c'est classique. En France, on dit "gravé dans le marbre".

—Le Carnaval! Casanova! Cagliostro! 

—Oui, Casanova, dans l'inconscient collectif, c'est le roi baroque par excellence. Mais c'est le dernier. On enterre dans une apothése un monde révolu.

Ma, c'est ça l'identité de Venise: une agonie éternelle. Le XVIIIe, c'est Venise."

Simon sent qu'il cède du terrain, qu'il ne pourra pas soutenir très longtemps ce paradoxe de la Venise solide et droite, mais il s'entête: "Non, Venise, la forte, la glorieuse, la Dominante, c'est celle du XVIe, avant sa disparition, sa décomposition. Le Baroque que vous défendez, c'est ce qui la fait mourir."

L'Italien ne se fait pas prier: "Mais la décomposition, c'est Venise! Son identité, c'est précisément sa course inéluctable vers la mort.

—Mais il faut que Venise ait un avenir! Le Baroque que vous décrivez, c'est la corde qui soutient le pendu.

—Encore une image baroque. D'abord vous contestez, ensuite vous condamnez, mais tout vous ramètne au Baroque. Tout prouve que c'est l'esprit du Baroque qui fait la grandeur de la cité."

Simon sent qu'en termes de démonstration logique pure, il est entré dans une séquence où il a le dessous mais, heureusement, la rhétorique n'est pas faite que de logique alors il joue la carte du pathos: Venise doit vivre.

"Peut-être le Baroque est-il ce poison qui la tue et la rend toujours plus belle en la tuant. (Éviter les concessions, se dit Simon intérieurement). Mais prenez Le Marchand de Venise: d'où vient le salut? des femmes qui vivent sur une île: sur la terre!"

L'Italien s'exclame, triomphant: "Portia? Qui se déguise en homme? Ma, c'est totalmente barocco! C'est même le triomphe du Baroque sur la rationalité obtuse de Shylock, sur le droit, derrière lequel s'abrite Shylock pour réclamer sa livre de chair. Cette interprétation psychorigide de la lettre chez le marchand juif, ça, c'est l'expression d'une névrose proto-classique (si j'ose dire)."

Simon sent que le public a apprécié l'audace de la formule, mais en même temps il voit bien que son adversaire divague quelque peu sur Shylock et que c'est heureux parce que lui-même commence à être sérieusement perturbé par le thème imposé: ses doutes et sa paranoïa sur la solidité ontologique de sa propre existence reviennnent lui parasiter l'esprit à un moment où il a besoin de toute sa concentration. Il se dépêche de pousser ses pions sur Shakespeare ("la vie est un pauvre acteur qui, son heure durant, se pavane et s'agite", pourquoi cette phrase de Macbeth lui revient-elle précisément maintenant? D'où vient-elle? Simon lutte pour repousser la question à plus tard). "Portia est précisément ce mélange de folie baroque et de génie classique qui lui permet de battre Shylock, non comme les autres personnages, en recourant aux sentiments, mais avec des argument juridiques, fermes, inattaquables, d'une rationalité exemplaire, fondés sur la démonstration même de Shylock qu'elle retourne comme un gant: "Une livre de chair, certes, le droit vous l'accorde, mais pas un gramme de plus." À cet instant, Antonio est sauvé par un tour de passe-passe juridique: un geste baroque, certes, mais un baroque classique." 
Simon ressent l'approbation du public. L'Italin sait qu'il a reperdu l'initiative, alors il s'attache à démonter ce qu'il nomme les "circonvolutionas spécieuses et pathétiques" de Simon et il commet à son tour une petite faute. Pour dénoncer les sauts logiques douteux de Simon,, il demande: "Ma, qui a décidé que le droit était une valeur classique?" alors même que c'est  ce qu'il a lui-même présupposé dans son argument précédent. Mais Simon, trop fatigué, trop distrait ou trop concentré sur autre chose, manque l'occasion de souligner la contradiction et l'Italien peut poursuivre: "Est-ce qu'on ne touche pas là les limites du système de mon adversaire?"
Et il place sa botte: "Ce que fait mon honorable interlocuteur, c'est très simple: il force les analogies." 

Simon est désormais attaqué là où normalement il excelle, dans le métadiscours, et il sent que s'il se laisse faire, il risque d'être battu à son propre jeu, alors il s'accroche à sa ligne: "Votre défense de Venise est piégée. Il fallait la réinventer par une alliance, et Portia est cette aliance: ce cocktail de ruse et de pragmatisme. Quand Venise risque de se perdre derrière ses masques, Portia apporte de son île sa folie baroque ET son bon sens classique".

Simon a de plus en plus de difficultés à se concentrer, il pense aux "prestiges" du XVIIe siècle, à Cervantès bataillant à Lepante, à ses cours sur James Bond à Vincennes, à la table de dissection du Théâtre anatomique de Bologne, au cimetière d'Ithaca et à mille choses en même temps, et il comprend qu'il ne pourra triompher que si lui-même surmonte, dans une mise en abîme qu'il trouverait savoureuse en d'autres circonstances, ce vertige baroque qui l'envahit.
(...)


—oOo—






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