René Girard. (...) La lecture non sacrificielle que je propose ne cherche nullement à effacer des Évangiles les passages qui nous présentent la mort du Christ comme dévouement absolu aux disciples et à l'humanité entière: "Il n'est pas de plus grande preuve d'amour que de mourir pour ses amis" (Jn 15, 13). Remarquons une fois de plus que jamais dans les Évangiles cette preuve n'est définie comme sacrifice. Chez Paul, ce sont des expressions comme "œuvre d'amour" ou "œuvre de grâce" qui lui peuvent être considérés comme métaphoriques en raison de l'absence de toute théorie proprement sacrificielle, analogue à celle de l'Épître aux Hébreux ou à toutes les théories subséquentes.
Le recours au jugement de Salomon permet de traiter comme elle mérite de l'être l'objection dérisoire de masochisme machinalement opposée par les courtiers en démystification à la notion chrétienne du dévouement jusqu'à la mort.
Guy Lefort: Dans la littérature tragique, il existe un texte, je pense, qu'on peut rapprocher du jugement de Salomon et un personnage qu'on peut comparer à la "bonne prostituée"; c'est Antigone.
René Girard: Notons d'abord qu'au début d'Antigone, on se trouve "comme d'habitude" chez les tragiques et les prophètes, au paroxysme de la violence réciproque. C'est cela, il me semble, que symbolise, ou désymbolise, la mort simultanée d'Etéocle et de Polynice, l'impossibilité de différencier jusque dans la mort. On ne peut jamais dire ou nier quoi que ce soit d'un des deux frères sans qu'il ne faille aussitôt le dire ou le nier de l'autre. Tout le problème de la violence est là. C'est bien pourquoi Créon entend différencier les frères ennemis; mais il est frappant de constater qu'au ébut de son premier discours dans Antigone, il donne une formule analogue à celles qu'on trouve aussi chez Eschyle et chez Euripide et qui dit, justement, l'impossibilité de toute différence:
Dans leur double destin, les deux frères ont péri en un seul jour, donnant et recevant les coups de leurs bras iniques.
Euripide, lui, termine ainsi dans les Phéniciennes la description du combat:
... la poussière aux dents, et chacun meurtrier de l'autre, ils gisent côte à côte, et le pouvoir entre eux n'est pas déapartagé.
En bon chef d'État, comme l'Ulysse de l'Odysée et le Caïphe de l'Évangile, Créon voudrait bien mettre fin à la peste des doubles et il sait qu'il ne peut y parvenir qu'en maudissant un des deux frères et en bénissant l'autre, exactement comme le vieil Isaac dans l'histoire tout à fait parallèle de la bénediction de Jacob.
Si Créon exige que les Thébains soient unanimes, dans leur exécration de Polynice, c'est parce qu'il reconnaît que seule l'unanimité peut conférer à la victime émissaire le pouvoir de restructurer la communauté.
C'est pourquoi Créon ne peut pas tolérer le comportement d'Antigone. Antigone s'oppose au mensonge mythologique; elle dit que les doubles sont identiques et qu'il faut les traiter l'un et l'autre de la même façon. Elle dit la même chose, en somme, que le Christ et c'est comme lui qu'elle doit mourir, expulsée elle aussi par la communauté.
Simone Weil, avec son intuition admirable, a reconnu dans Antigone la figura Christi la plus parfaite de tout le monde antique. Elle a mis l'accent sur le vers prodigieux que Sophocle met dans la bouche de son héroïne et qui énonce la vérité de la cité des hommes. Ce vers qu'on traduit généralement par: "Je ne suis pas née pour partager la haine mais l'amour" signifie littéralement: "Non pour haïr ensemble mais pour aimer ensemble, je suis née." La cité des hommes n'est un aimer ensemble que parce qu'elle est aussi un haïr ensemble et c'est ce fondement de haine qu'Antigone, comme le Christ, amène au jour pour le répudier.
A Créon qui ne peut que lui répéter la vieille scie de toutes les cultures humaines: "On ne peut quand même pas traiter les amis comme les ennemis" (lui qui avouait un peu plus tôt la non-différence des deux frères). Antigone répond: "Qui sait si les dieux, en dessous de nous [en dessus de nous?] veulent vraiment cela? (cette différence que tu réclames entre les bons et les méchants)."
Ce vers suggère ce que les Évangiles rendent complèttemnt explicite: si la divinité existe, elle ne peut pas s'intéresser aux querelles des doubles.
Si grand que soit le texte de Sophocle, on ne peut pourtant pas, selon moi, la mettre sur le même plan que le texte du jugement de Salomon. C'est dans le contexte des rites funéraires refusés par Créon à Polynice qu'Antigone élève sa protestation. Ce n'est pas pour un enfant vivant, comme la prostituée du livre des Rois, qu'elle accepte de mourir, c'est pour un être déjà mort; et à cause de cela, le texte d'Antigone échappe plus difficilement que celui des Rois à une définition sacrificielle. Il n'a pas la même puissance de révélation. La différence entre le texte tragique et le texte biblique, c'est au texte évangelique, bien entendu, qu'il faut demander de la ddéfinir. Seul le texte tragique est passible d'une observation qui revèle ici son sens: Il faut laisser les morts enterrer les morts (Mt 8, 22).
Il est regrettable, assurément, que la puissance d'attention de Simone Weil ne se soit jamais orientée vers les grands textes de l'Ancien Testament. Elle en était empêchée par sa fidélité aux pires aberrations du milieu intellectuel dont elle faisait partie. Tous ses maîtres, comme le philosophe Alain, étaient des humanistes hellénisants qui lui ont inculqué à l'égard du texte biblique l'espèce d'horreur sacrée qui caractérise la pensée moderne dans son ensemble, à quelques exceptions près, genéralement discréditées et privées de toute influence.
(René Girard et al., Des Choses cachées depuis la fondation du monde (Le Livre de Poche), 348-51).
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