lunes, 5 de febrero de 2024

Une fuite symétrique à nos investigations

Lire Albertine. D'après Marcel Proust, Albertine prisonnière, p. 93-96.

 

C'est, du reste, une des choses les plus terribles pour l'amoureux que, si les faits particuliers — que seuls l'expérience, l'espionnage, entre tant de réalisations possibles, feraient connaître — sont si difficiles à trouver, la vérité, en revanche, soit si facile à percer ou seulement à pressentir. Souvent je l'avais vue, à Balbec, attacher sur des jeunes filles qui passaient un regard brusque et prolongé, pareil à un attouchement et après lequel, si je les connaissais, elle me disait : "Si on les faisait venir? J'aimerais leur dire des injures. " Et depuis quelque temps, depuis qu'elle m'avait pénétré sans doute, aucune demande d'inviter personne, aucune parole, même un détournement des regards devenus sans objet et silencieux, et, avec la mine distraite et vacante dont ils étaient accompagnés, aussi révélateur qu'autrefois leur aimantation. Or il m'était impossible de lui faire des reproches ou de lui poser des questions à propos de choses qu'elle eût déclarées si minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de "chercher la petite bête ". Il est déjà difficile de dire "pourquoi avez-vous regardé " telle passante, mais bien plus "pourquoi ne l'avez-vous pas regardée? ". Et pourtant je savais bien, ou du moins j'aurais su, si je n'avais pas voulu croire plutôt ces affirmations d'Albertine, tout ce que cela incluait, prouvait, comme telle contradiction dans la conversation dont je ne m'apercevais souvent que longtemps après l'avoir quittée, qui me faisait souffrir toute la nuit, dont je n'osais plus reparler, mais que n'en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de ses visites périodiques. Même pour ces simples regards furtifs ou détournés sur la plage de Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais parfois me demander si la personne qui les provoquait n'était pas seulement un objet de désirs au moment où elle passait, mais une ancienne connaissance, ou bien une jeune fille dont on n'avait fait que lui parler et dont, quand je l'apoprenais, j'étais stupéfait qu'on lui eût parlé, tant c'était en dehors des connaissances possibles, au juger, d'Albertine. Mais la Gomorrhe moderne est un puzzle fait de morceaux qui vienent de là où on s'y attendait le moins. C'est ainsi que je vis une fois, à Rivebelle, un grand dîner dont je connaissais par hasard, au moins de nom les dix invitées, aussi dissemblables que possible, parfaitement rejointes cepenant, si bien que je ne vis jamais dîner si homogène, bien que si composite.

Pour en revenir aux jeunes passantes, jamais Albertine n'eût regardé une dame âgée ou un vieillard avec tant de fixité ou au contraire de réserve et comme si elle ne voyait pas. Les maris trompés qui ne savent rien savent tout tout de même. Mais il faut un dossier plus matériellement documenté pour établir une scène de jalousie. D'ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir un certain penchant à mentir chez la femme que nous aimons, elle centuple ce penchant quand la femme a découvert que nous sommes jaloux. Elle ment (dans des proportions où elle ne nous a jamais menti auparavant), soit qu'elle ait pitié, ou peur, ou se dérobe instinctivement par une fuite symétrique à nos investigations. Certes il y a des amours où, dès le début, une femme légère s'est posée comme une vertu aux yeux de l'homme qui l'aime. Mais combien d'autres comprennent deux périodes parfaitement contrastées! Dans la première, la femme parle presque facilement, avec de simples atténuations, de son goût pour le plaisir, de la vie galante qu'il lui a fait mener, toutes choses qu'elle niera ensuite avec la dernière énergie au même homme, mais qu'elle a senti jaloux d'elle et l'épiant. Il en arrive à regretter le temps de ces premières confidences dont le souvenir le torture cependant. Si la femme lui en faisait encore de pareilles, elle lui fournirait presque elle-même le secret des fautes qu'il poursuit inutilement chaque jour. Et puis, quel abandon cela prouvait, quelle confiance, quelle amitié! Si elle ne peut vivre sans le tromper, du moins le tromperait-elle en amie, en lui racontant ses plaisirs, en l'y associant. Ett il regrette une telle vie que les débuts de leur amour semblaient esquisser, que sa suite a rendue impossible, faisant de cet amour quelque chose d'atrocement douloureux, qui rendra une séparation, selon les cas, ou inévitable, ou impossible.

Parfois l'écriture où je déchiffrais les mensonges d'Albertine, sans être idéographique, avait simplement besoin d'être lue à rebours; c'est ainsi que ce soir elle m'avait lancé d'un air négligent ce message destiné à passer presque inaperçu :"Il serait possible que j'aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j'irai, je n'en ai guère envie." Anagramme enfantin de cet aveu: "J'irai demain chez les Verdurin, c'est absolument certain, car j'y attache une extrême importance." Cette hésitation apparente signifiait une volonté arrêtée et avait pour but de diminuer l'importance de la visite tout en me l'annonçant. Albertine employait toujours le ton dubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l'était pas moins: je m'arrangerais pour que la visite à Mme Verdurin n'eût pas lieu. La jalousie n'est souvent qu'un inquiet besoin de tyrannie applique aux choses de l'amour. J'avais sans doute hérité de mon père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres que j'aimais le plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité que je voulais leur montrer trompeuse; quand je voyais qu'Albertine avait combiné à mon insu, en se cachant de moi, le plan d'une sortie que j'eusse fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable si elle m'en avait fait le confident, je disais négligemment, pour la faire trembler, que je comptais sortir ce jour-là. 

Je me mis à suggérer à Albertine d'autres buts de promenade qui eussent redu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes d'une feinte indifférence sous laquelle je tâchais de déguiser mon énervement. Mais elle l'avait dépisté. Il rencontrait chez elle la force électrique d'une volonté contraire qui le repoussait vivement; dans les yeux d'Albertine j'en voyais jaillir les étincelles. Au reste, à quoi bon m'attacher à ce que disaient les prunelles en ce moment? Comment n'avais-je pas depuis longtemps remaqué que les yeux d'Albertine appartenaient à la famille de ceux qui (même chez un être médiocre) semblent faits de plusieurs morceaux à cause de tous les lieux où l'être veut se trouver—et cacher qu'il veut se trouver—ce jour-là? Des yeux, par mensonge toujours immoblises et passifs, mais dynamiques, mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour se trouver au rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui sourient moins encore au plaisir que les tente qui'ils ne s'auréolent de la tristesse et du découragement qu'il y aura peut-être une difficulté pour aller au rendez-vous. Entre vos mains mêmes, ces êtres-là sont des êtres de fuite. Pour comprendre les émotions qu'ils donnent et que d'autres êtres même plus beaux, ne donnent pas, il faut calculer qu'ils sont non pas immobiles, mais en mouvement, et ajouter à leur personne un signe correspondant à ce qu'en physique est le signe qui signifie vitesse.






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