Un passage du Neveu de Rameau de Diderot, où le philosophe dialogue avec ce parasite social, fainéant, bon-à-rien à oncle célèbre, peut-être néanmoins un (médiocre) artiste potentiel, et un tantinet philosophe lui aussi à sa manière, un psychologue des mœurs passablement cynique qui excelle à observer la comédie humaine et à l'imiter en mime et satiriste, pourvoyeur de tout un spectacle dramatique portable et changeant, aux mille masques, qui flue mêlé à sa conversation...
LUI. — (...) Quoi faire? car il fallait périr de misère, ou faire quelque chose. Il me passa toutes sortes de projets par la tête. Un jour, je partais le lendemain pour me jeter dans une troupe de province, également bon ou mauvais pour le théâtre ou pour l'orchestre; le lendemain, je songeais à me faire peindre un de ces tableaux attachés à une perche qu'on plante dans un carrefour, et où j'aurais crié à tue-tête: "Voilà la ville où il est né; le voilà qui prende congé de son père l'apothicaire; le voilà qui arrive dans la capitale, cherchant la demeure de son oncle; le voilà aux genoux de son oncle qui le chasse; le voilà avec un Juif, et caetera et caetera. Le jour suivant, je me levais bien résolu de m'associer aux chanteurs des rues; ce n'est pas ce que j'aurais fait de plus mal; nous serions allés concerter sous les fenêtres du cher oncle qui en serait crevé de rage. Je pris un autre parti.
Là il s'arrêta, passant successivement de l'attitude d'un homme qui tient un violon, serrant les cordes à tour de bras, à celle d'un paruvre diable exténué de fatigue, à qui les forces manquent, dont les jambes flageolent, prêt à expirer, si on ne lui jette un morceau de pain; il désignait son extrême besoin, par le geste d'un doigt dirigé versa sa bouche entrouverte: puis il ajouta: Cela s'entend. On me jetait le lopin. Nous nous le disputions à trois ou quatre affamés que nous étions; et puis pensez grandement; faites de belles choses au milieu d'une pareille détresse.
MOI. — Cela est difficile.
LUI. — De cascade en cascade, j'étais tombé là. J'y étais comme un coq en pâte. J'en suis sorti. Il faudra derechef scier le boyau, et revenir au geste du doigt vers la bouche béante. Rien de stable dans ce monde. Aujourd'hui, au sommet, demain au bas de la roue. De maudites circonstances nous mènent, et nous mènent fort mal.
Puis buvant un coup qui restait au fond de la bouteille et s'adressant à son voisin: Monsieur, par charité, une petite prise. Vous avez là une belle boîte? Vous n'êtes pas musicien? —Non. —Tant mieux pour vous, car ce sont de pauvres bougres bien à plaindre. Le sort a voulu que je le fusse, moi; tandis qu'il y a, à Montmartre peut-être, dans un moulin, un meunier, un valet de meunier qui n'entendra jamais que bruit du cliquet, et qui aurait trouvé les plus beux chants. Rameau, au moulin? au moulin, c'est là ta place.
MOI — A quoi que ce soit que l'homme s'applique, la Nature l'y destinait.
LUI — Elle fait d'étranges bévues. Pour moi je ne vois pas de cette hauteur où tout se confond, l'homme qui émonde un arbre avec des ciseaux, la chenille qui en ronge à la feuille, et d'où l'on ne voit que deux insectes différents, chacun à son devoir. Perchez-vous sur l'épicyle de Mercure, et de là, distribuez, si cela vous convient, et à l'imitation de Réaumur, lui la classe des mouches en couturières, arpenteuses, faucheuses, vous, l'espèce des hommes, en hommes menuisiers, charpentiers, couvreurs, danseurs, chanteurs, c'est votre affaire. Je ne m'en mêle pas. Je suis dans ce monde et j'y reste. Mais s'il est dans la nature d'avoir appétit; car c'est toujours à l'appétit que j'en reviens, à la sensation qui m'est toujours présente, je trouve qu'il n'est pas du bon ordre de n'avoir pas toujours de quoi manger. Que diable d'économie, des hommes qui regorgent de tout, tandis que d'autres qui ont un estomac importun comme eux, une faim renaissante comme eux, et pas de quoi mettre sous la dent. Le pis, c'est la posture contrainte où nous tient le besoin. L'homme nécessiteux ne marche pas comme un autre; il saute, il rampe, il se tortille, il se traîne; il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions.
MOI. — Qu'est-ce que des positions?
LUI. — Allez le demander à Noverre. Le monde en offre bien plus que son art n'en peut imiter.
MOI. — Et vous voilà, aussi, pour me servir de votre expression, ou celle de Montaigne, perché sur l'épicycle de Mercure, et considérant le sifférentes pantomimes de l'espèce humaine.
LUI. — Non, non, vous dis-je. Je suis trop lourd pour m'élever si haut. J'abandonne aux grues le séjour des brouillards. Je vais terre à terre. Je regarde autour de moi; et je prends mes positions, ou je m'amuse des positions que je vois prendre aux autres. Je suis excellent pantomime; comme vous en allez juger.
Puis il se met à sourire, à contrefaire l'homme admirateur, l'homme suppliant, l'homme complaisant, il a le pied droit en a vant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme attaché sur d'autres yeux, la bouche entrouverte, les bras portés vers quelque objet; il attend un ordre, il le reçoit; il part comme un trait; il revient, il est exécuté; il en rend compte. Il est attentif à tout; il ramasse ce qui tombe; il place un oreiller ou un tabouret sous des pieds; il tient une soucoupe, il approche une chaise, il ouvre une porte; il ferme une fenêtre; il tire des rideaux; il observe le maître et la maîtresse; il est immobile, les bras pendants; les jambes parallèles; il écoute, il cherche à lire sur des visages; et il ajourte: Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux.
Les folies de cet homme, les contes de l'abbé Galiani, les extravagances de Rabelais, m'ont quelquefois fait rêver profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis.
MOI. — Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci; et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse.
LUI. — Vous avez raison. Il n'y a dans tout un royaume qu'un homme qui marche. C'est le souverain. Tout le reste prend des positions.
MOI. — Le souverain? Encore y a-t-il quelque chose à dire? Et croyez-vous qu'il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui luis fasse faire un peu de la pantomime? Quiconque a besoin d'un autre, est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu; il fait son pas de pantomime. Le ministra fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le ministre. L'abbé de condition en rabat, et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle de la terre. (...)
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